p.24 : voir des Africains entrer dans cet immeuble aux allures officielles et en sortir me remplit d'un mélange d'émerveillement et d'admiration pour moi inédit. L'autorité qu'ils affichaient en empruntant les marches de marbre montrait que les Blancs avaient eu tort sur toute la ligne. La peau noire ou brune n'annonçait ni l'avilissement ni une infériorité d'origine divine. Nous étions parfaitement capables d'administrer nos villes, nos concitoyens et nos vies avec élégance et succès. Nous n'avions pas besoin des Blancs pour nous expliquer les rouages du monde, les mystères de l'esprit.
p.27: ...il n'était jamais question des caniveaux à ciel ouvert qui longeaient les rues d'Accra, des cabanes en tôle ondulée de certains quartiers, des plages sales et des moustiques voraces. Et jamais au grand jamais nous n'évoquions notre désillusion devant l'indifférence que nous manifestaient les Ghanéens. Nous étions rentrés à la maison, et tant pis si la maison n'était pas conforme à nos attentes : notre besoin d'appartenance était tel que nous nions l'évidence et créions des lieux réels ou imaginaires à la mesure de notre imagination.
p.28 : notre peuple avait toujours eu la nostalgie de la terre ancestrale.....Dans cette nostalgie, l'Afrique et le paradis étaient inextricablement mêlés......... Qui parmi nous comprenait que des années d'esclavage, la brutalité, le mélange des sangs, des coutumes et des langues avait fait de nous une tribu méconnaissable ? Bien sûr nous avions conscience d'être pour l'essentiel indésirable dans le pays où nous avions vu le jour, et nous fondions de grands espoirs sur le continent de nos ancêtres.
p.29 : pour ma part j'étais au Ghana par accident, au sens propre du terme, mais les autres migrants avaient choisi ce pays pour son attitude progressiste et son génial président Kwame Nkrumah. Celui-ci avait laissé entendre que les Noirs d'Amérique seraient les bienvenus au Ghana. Il offrait l'asile politique aux révolutionnaires de l'Afrique australe et de l'Afrique orientale qui combattaient le colonialisme dans leurs pays respectifs.
p.39 : j'étais l'un des quelque deux cents Noirs américains de St-Louis, New-York, Washington, Los Angeles, Atlanta et Dallas désireux d'accomplir le récit biblique. A leur arrivée à l'aéroport d'Accra, certains voyageurs espéraient que les douaniers leur tendraient les bras, que les porteurs crieraient "bienvenue" et que les chauffeurs de taxi les emporteraient en klaxonnant comme des fous vers la principale place de la ville, où des fonctionnaires souriants les couvriraient de rubans et leur donnaraient l'accolade avec une sincerité larmoyante. Or notre arrivée n'avait pas grand impact, sinon sur nous-mêmes. Nous lorgnions les Ghanéens et la plupart d'entre eux ne s'en rendaient même pas compte. Pour cacher leur déception, les nouveaux arrivants multipliaient les réparties spirituelles, plaisantanient et serraient les mâchoires.
p.40: pour les immigrants, cependant la surprise n'était ni négligeable ni indolore. Venus d'un peu partout, nous débarquions en Afrique, animés de motifs divers; le ventre creux, certains plus affamés que d'autres, nous tolérions mal d'être ainsi ignorés. Nous aurions à tout le moins voulu que quelqu'un nous serre dans ses bras et nous félicite peut-être d'avoir survécu. Cette personne si le coeur lui en disait aurait aussi pu nous remercier d'être rentrés.
p.41 : il y avait plus de quarante familles, dont certaines avec des enfants , qui étaient venues tout simplement et qui tout, aussi simplement s'étaient établies à la campagne dans l'espoir de se fondre dans le paysage ancestral. Il s'agissait d'instituteurs et d'agriculteurs.
Les membres du deuxième groupe, venus sous l'égide du gouvernement des Etats-Unis inspiraient de la méfiance aux Ghanéens et les Noirs Américains les évitaient aussi. Trop souvent ils imitaient les manières de leurs anciens maitres et traitaient les Africains comme les Blancs les avaient traités, eux. Ils fréquentaient des Européens et des Blancs américains, leur léchaient les bottes avec une repoussante obséquiosité.
Les membres du deuxième groupe, venus sous l'égide du gouvernement des Etats-Unis inspiraient de la méfiance aux Ghanéens et les Noirs Américains les évitaient aussi. Trop souvent ils imitaient les manières de leurs anciens maitres et traitaient les Africains comme les Blancs les avaient traités, eux. Ils fréquentaient des Européens et des Blancs américains, leur léchaient les bottes avec une repoussante obséquiosité.
p.74 : et s'il me kidnappait dans l'intention de me vendre à un commerçant arabe ? Mes appréhensions n'étaient pas entièrement sans fondement. Pendant mon séjour au Caire, j'avais connu des ambassadeurs de pays d'Afrique subsaharienne qui s'étaient précipitamment rendus dans des pays arabes pour négocier la libération de ressortissants enlevés et vendus dans le marché des esclaves toujours florissant.
p.88 : je me demandais si les Noirs de la diaspora, moi la première, pourraient vraiment réintégrer l'Afrique. Avant même d'arriver, nous portions, tel un collier, des squelettes de désespoir séculaire et nous étions marqués au fer par le cynisme. En Amérique nous dansions, riions, procréions, nous devenions avocats, juges, législateurs, instituteurs, médecins et prêcheurs, mais nous conservions sous nos glorieux habits l'insigne d'une histoire barbare cousue à notre peau foncée. On disait souvent que les Noirs étaient puérils, mais en Amérique, nous étions parvenus à la maturité sans avoir connu le véritable abandon de l'adolescence...
p.91 : on dénonça le capitalisme américain, l'impérialisme américain, l'interventionisme américain et le racisme américain. Le ghanéen moyen constaterait enfin que les récits d'oppression et de discrimination que nous faisions, nous, Noirs désanchantés, n'étaient pas de pures fabrications. Dès lors, tous ces gens_ je ne pensais aux politiciens et aux intellectuels, mais bien aux agriculteurs et aux commerçants, aux commis et aux chauffeurs d'autobus_ cesseraient de me demander : "comment avez-vous pu quitter l'Amérique ? Vous ne vous ennuyezpasde vosgrosses voitures ?" Et aussi :"Vous habitez à Hollywood ?"......
p.97 : le serveur fronça les sourcils. Il me faisait penser à de nombreux Noirs américains du début des années 1950, que la vue de cheveux naturels plongeait dans une rage sourde. Ils se sentaient trahis, comme si les femmes aux cheveux crépus éventaient leurs secrets en montrant aux Blancs que nos cheveux n'étaient pas naturellement raides. Dans le métro de New-York, j'avais vu des Noirs s'engueuler à qui mieux mieux; dans les rues des quatre coins des Etats-Unis, j'avais vu des femmes se faire snober parce qu'elles osaient révéler leur "négritude"...
p.151 : ce que je me demande, Mr Malcom X, c'est pourquoi vous vous qualifiez de noir . Vous avez l'air d'un Blanc plus que d'un noir....
- petit frère j'attends cette question depuis mon arrivée en Afrique. Nombreux sont ceux à qui elle est venue, mais tu es le premier à avoir le cran de la poser. Je loue ton courage. Eh bien, voyons ce qu'il en est . Chez moi, c'est-à-dire là où je suis né, des Blancs m'ont traité de nègre jaune, de nègre à la peau claire, de nègre rouge et crâneur, de nègre séditieux à la peau claire, mais jusqu'ici on ne m'avait encore jamais traité de Blanc. Ce que je veux dire, c'est que les Blancs qui doivent tout de même se reconnaître entre eux, n'ont jamais commis l'erreur de fermer les yeux sur mon sang africain. Il est bizarre d'expliquer les effets de l'esclavage en Afrique et le jeune homme qui a posé la question est peut-être le seul à avoir besoin qu'on mette les points sur les i, mais s'il en a d'autres, je leur suggère d'écouter attentivement.
"en tant qu'esclaves, nous appartenions à des maîtres. Ils faisaient travailler les hommes jusqu'à ce que mort s'ensuive, ils violaient les femmes, puis ils les faisaient travailler elles aussi jusqu'à ce que mort s'ensuive. A leur naissance de nombreux enfants avaient le même aspect que moi . Les maîtres ne reconnaissaient pas leurs enfants, mais heureusement nous conservions assez d'idées africaines pour croire que l'enfant de la mère était aussi le nôtre, peu importe l'identité du père.
Avant de devenir musulman, à l'époque où je traînais dans les rues de l'Amérique, des Noirs à cause de la couleur de ma peau, m'ont appelé le "roux de Détroit". Certains m'ont maudit et traité de noms que la décence m'interdit de répéter, mais aucun d'eux n'a tenté de me renvoyer chez les Blancs. J'ai été accepté. Voici où je veux en venir : si les Blancs qui savent ne veulent pas de moi et que les Noirs qui savent veulent bien de moi, mon appartenance, me semble t-il ne fait pas de doute. Je suis un homme noir. Remarquez que je ne dis pas que je suis un Noir américain. Je ne suis ni démocrate, ni républicain, ni américain. Je suis un musulman noir de descendance africaine. Question suivante ?
- petit frère j'attends cette question depuis mon arrivée en Afrique. Nombreux sont ceux à qui elle est venue, mais tu es le premier à avoir le cran de la poser. Je loue ton courage. Eh bien, voyons ce qu'il en est . Chez moi, c'est-à-dire là où je suis né, des Blancs m'ont traité de nègre jaune, de nègre à la peau claire, de nègre rouge et crâneur, de nègre séditieux à la peau claire, mais jusqu'ici on ne m'avait encore jamais traité de Blanc. Ce que je veux dire, c'est que les Blancs qui doivent tout de même se reconnaître entre eux, n'ont jamais commis l'erreur de fermer les yeux sur mon sang africain. Il est bizarre d'expliquer les effets de l'esclavage en Afrique et le jeune homme qui a posé la question est peut-être le seul à avoir besoin qu'on mette les points sur les i, mais s'il en a d'autres, je leur suggère d'écouter attentivement.
"en tant qu'esclaves, nous appartenions à des maîtres. Ils faisaient travailler les hommes jusqu'à ce que mort s'ensuive, ils violaient les femmes, puis ils les faisaient travailler elles aussi jusqu'à ce que mort s'ensuive. A leur naissance de nombreux enfants avaient le même aspect que moi . Les maîtres ne reconnaissaient pas leurs enfants, mais heureusement nous conservions assez d'idées africaines pour croire que l'enfant de la mère était aussi le nôtre, peu importe l'identité du père.
Avant de devenir musulman, à l'époque où je traînais dans les rues de l'Amérique, des Noirs à cause de la couleur de ma peau, m'ont appelé le "roux de Détroit". Certains m'ont maudit et traité de noms que la décence m'interdit de répéter, mais aucun d'eux n'a tenté de me renvoyer chez les Blancs. J'ai été accepté. Voici où je veux en venir : si les Blancs qui savent ne veulent pas de moi et que les Noirs qui savent veulent bien de moi, mon appartenance, me semble t-il ne fait pas de doute. Je suis un homme noir. Remarquez que je ne dis pas que je suis un Noir américain. Je ne suis ni démocrate, ni républicain, ni américain. Je suis un musulman noir de descendance africaine. Question suivante ?
p.170 : je songeai à quelques-uns des Africains de ma connaissance : ils étaient si épris des merveilles de l'Europe que la paralysie les empêchait de construire un avenir splendide pour l'Afrique. On le comprenait facilement. L'Europe au cours de son long règne avait imposé à l'Afrique ses langues, ses religions, ses idées modernes en médecine et son narcissisme envahissant. Comment les Africains pouvaient-ils croire dans leur for intérieur que les Blancs n'étaient pas des dieux descendus du ciel, eux qui apportaient la richesse d'une main et la brutalité de l'autre ? Ainsi, en faisaient ils des dieux.