Que penser de l'attitude de l'oligarque russe propriétaire de la Fondation Wagner, qui a sollicité récemment des médias français pour demander des enquêtes sur les violences policières en France, selon des révélations du Monde ? Evguéni Prigojine "nous a habitués à des interventions de ce type, on l'appelle le cuisinier de Poutine", répond Jean-Yves Le Drian. "On voit ce que fait Wagner en Afrique, on voit bien les méthodes utilisées qui sont parfaitement condamnables, et cela appelle de notre part une grande vigilance et une grande intransigeance", ajoute le ministre français.
....officiellement, la société de sécurité – un statut officiellement illégal en Russie – n’opère pas en Centrafrique. La réalité est pourtant tout autre : Wagner Group a entamé la conquête de Bangui voici trois ans. Et si la société y est aujourd’hui si puissante, c’est qu’elle a placé ses hommes dans tous les cercles du pouvoir.
Comment Wagner est-elle devenue omniprésente ? En septembre 2017, la France propose de livrer aux Forces armées centrafricaines 1 500 kalachnikovs confisquées au large de la Somalie par sa marine un an et demi plus tôt. La Centrafrique étant sous embargo des Nations unies pour les armes, la décision doit être approuvée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Et voilà que Moscou, qui dispose d’un droit de veto, s’oppose au projet. Pour sortir de l’impasse, Paris conseille discrètement à Faustin-Archange Touadéra de plaider sa cause auprès du géant russe. En octobre, le Centrafricain rencontre à Sotchi le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Le Kremlin accepte de lever son veto. Il en profite pour faire une entrée fracassante dans l’épineux dossier centrafricain.
Lavrov propose en effet un accord bien plus large qu’une « simple » levée de veto. La Russie accepte de peser de tout son poids pour faire lever l’embargo dont Bangui espère de longue date un assouplissement. En échange, elle attend un retour sur investissement. Parmi les clauses de l’accord, qui, à l’époque, ne sont pas rendues publiques : la création d’une société minière russe en Centrafrique ou encore l’exploitation par les Russes d’un aérodrome dans la région de Ouadda. En janvier 2018, une première livraison d’armes est effectuée par un avion-cargo Iliouchine 76. Puis les transferts se succèdent : 6 200 kalachnikovs, 900 pistolets automatiques Makarov, 270 lance-roquettes et 20 canons antiaériens en moins de deux mois.
Surtout, les premiers « conseillers » russes débarquent sur le sol centrafricain. Et deux sociétés, au minimum, y obtiennent leurs premiers contrats : Lobaye Invest, créée dès octobre 2017, et sa filiale chargée d’assurer sa sécurité, Sewa Security Services. En juin et en juillet 2018, Léopold Mboli Fatran, le ministre des Mines, accorde à Lobaye Invest des autorisations de reconnaissance minière dans les régions de Yawa et de Pama. D’autres suivent pour les régions de Ndele, Bria, Birao et Alindao. Quelle connexion entre cette société minière et le groupe Wagner ? Un homme, directeur gérant de Lobaye Invest, attire rapidement l’attention : Evgueni Khodotov, un sexagénaire discret qui ne fait guère parler de lui à Bangui.
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Dès lors, la mainmise russe est quasi totale. Depuis le camp de Berengo, où il est installé depuis avril 2018, l’état-major de Wagner prend les décisions avant de les communiquer à Bangui à la présidence et au ministère de la Défense, où – pure façade – Moscou a officiellement dépêché un conseiller en la personne du général Oleg Polguev. Dans l’ancienne enceinte du palais de l’empereur Bokassa, les hommes de Wagner et de Sewa Security Services sont comme chez eux. Une partie des lieux est aménagée pour la formation des soldats centrafricains, et la piste de l’aérodrome, longue de deux kilomètres, a été réhabilitée. Mais le cœur du camp, qui abrite le bunker de l’état-major, est interdit aux locaux. Quant aux abords du périmètre, officiellement sous le contrôle du ministère de la Défense, il est gardé jour et nuit par des Blancs encagoulés.
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Quelle est la force de frappe de Wagner et de Sewa Security Services ? « Le flou est total », confie-t-on à l’ONU. Au 18 avril, Moscou reconnaissait le déploiement en Centrafrique de « 532 instructeurs », mais plusieurs sources bien renseignées estiment que le chiffre avoisinerait les 2 000 hommes, dont un peu moins d’un millier pourraient être stationnés à Berengo et dont une partie, arabophone, serait originaire de Syrie et de Libye. Discrets, masqués, parfois aperçus dans certains magasins de Bangui où ils viennent se ravitailler avec leurs camions de transport, Wagner leur promettrait, outre leur salaire, de payer 50 000 roubles (environ 570 euros) à la personne de leur choix en cas de décès sur le front.
« Depuis Berengo, ils peuvent déplacer des troupes, des armes ou du matériel minier comme ils le souhaitent », analyse un expert onusien. Plusieurs aérodromes ont été réhabilités à Ndelé, Birao et Ouadda. Dans cette dernière localité, Lobaye Invest travaille aujourd’hui avec le chef de groupe armé Zakaria Damane, influent dans la région. Elle est également présente, au minimum, à Yawa, dans la Lobaye, et à Ndassima, dans la Ouaka, où se situe la mine d’or réputée la plus prometteuse du pays – et où opère une autre société liée aux intérêts russes, Midas Ressources, laquelle a récupéré en 2019 des droits d’exploitation auparavant attribués à la canadienne Axmin. Dix-sept hélicoptères seraient aussi stationnés au camp de Roux, à Bangui, sans compter les avions gros–porteurs Antonov qui atterrissent à l’aéroport banguissois de Mpoko.
« On constate des livraisons d’armes constantes depuis décembre. Les quantités sont très importantes », alerte un expert. « Souvent, cela vient de Port-Soudan, où Wagner a ses quartiers. Ensuite, cela peut atterrir et être déchargé la nuit à Bangui, ou aller jusqu’à Berengo ou dans d’autres bases, comme celle d’Am Fadok, à la frontière soudano-centrafricaine. Même à Mpoko, les contrôles sont inefficaces, et une bonne partie passe sous les radars de l’ONU et n’est pas déclarée », ajoute une source sécuritaire.
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Assassinats de journalistes et de civils
Déjà soupçonnés d’avoir commandité l’assassinat, en juillet 2018, de trois journalistes russes venus enquêter en Centrafrique sur leurs activités, les hommes d’Evgueni Prigojine sont depuis plusieurs mois sous la pression constante de la communauté internationale. L’ONU indique avoir « reçu de nombreux rapports faisant état d’assassinats aveugles de civils non armés par des instructeurs russes », en particulier dans les régions minières. Le 21 février, à Ippy, un civil non armé tué par balle ; le 13 janvier, deux personnes handicapées abattues près de Paoua et de Grimari ; le 8 mars, deux civils peuls de Gotchélé tués car assimilés à des rebelles… Au sein du Conseil de sécurité, Moscou a récemment été prié de s’expliquer sur sa relation avec les sociétés de sécurité privées et les exactions en Centrafrique. Il n’en a rien fait, niant tout lien, mais la pression monte.
« Les Russes risquent de se retrouver piégés. Les accusations se multiplient, tandis que les groupes armés n’ont en réalité fait que se replier et conservent leur capacité de nuisance. Combien de temps Wagner va-t‑elle poursuivre le combat ? » s’interroge un diplomate. Une source sécuritaire analyse la situation de façon similaire : « Poutine a voulu marquer des points face à Emmanuel Macron en 2017 et en 2018, car celui-ci venait d’être élu. En outre, le sous-sol a attiré les convoitises de certains acteurs. Wagner a permis de jouer sur les deux tableaux, avec l’avantage que le Kremlin peut nier tout lien avec elle. Wagner a avancé et occupe des centres urbains. Mais pour combien de temps ? Les groupes armés ont reculé, mais ils savent que le temps joue pour eux. »
Depuis quelques semaines, les hommes de Wagner font davantage profil bas à Bangui. Valery Zakharov a suspendu ses comptes sur les réseaux sociaux et n’apparaît plus guère dans la capitale centrafricaine, où il était jusqu’à il y a peu omniprésent. La sécurité rapprochée du président est quant à elle davantage composée de Centrafricains, alors qu’elle était le domaine des Russes ces dernières années. Enfin, sous la pression de la France, un remaniement a mis fin en juin à la primature de Firmin Ngrebada, considéré comme proche de Moscou, tandis que Marie-Noëlle Koyara quittait la Défense. « Moscou a demandé à Wagner de se faire plus discrète, pour ne pas pousser trop loin le bras de fer avec les Français et le Conseil de sécurité », croit savoir un diplomate à Bangui.
Evgueni Prigojine a-t-il d’ores et déjà le regard braqué sur d’autres horizons ? Des émissaires de Wagner ont en tout cas été repérés dès la fin de l’année 2019 à Bamako, où ils espéraient profiter du sentiment antifrançais pour proposer les mêmes services qu’en Centrafrique. « Ils tiennent un discours contre le néocolonialisme et proposent leur aide en tant que partenaire et non en tant que puissance tutélaire. Cela rencontre un écho dans les anciennes colonies », détaille un diplomate sahélien. Depuis la prise de pouvoir au Mali d’Assimi Goïta (aujourd’hui président de la transition), de nombreux observateurs n’ont pas manqué de remarquer que plusieurs de ses proches, notamment Malick Diaw (président du Conseil national de transition) et Sadio Camara (ministre de la Défense), ainsi que Goïta lui-même, avaient effectué une partie de leurs classes en Russie.
Selon des sources militaires maliennes, Diaw et Camara étaient en outre en formation à Moscou de janvier à août 2020, quelques jours seulement avant le coup d’État qui les a propulsés au pouvoir. Enfin, plusieurs manifestations pro-russes et antifrançaises ont également été organisées, à Bamako comme à Sikasso. « On connaît la stratégie de Wagner pour tisser sa toile, nous y sommes attentifs », tempère une source au sein des renseignements français.
Plusieurs entreprises françaises d’armement se sont néanmoins inquiétées de contacts pris par l’entourage de Goïta avec des intermédiaires russes. « En Centrafrique, la France a perdu de l’influence avec le retrait de l’opération Sangaris. Les pays sont différents, mais il ne s’agirait pas de revivre le même scénario au Mali après la fin de Barkhane », poursuit notre analyste. Le risque a été jugé suffisamment sérieux pour que les renseignements militaires français érigent « la pénétration russe » au rang de priorité au Mali, mais aussi pour toute la zone sahélienne.
Paris s’inquiète encore davantage au sujet du Tchad voisin. « Wagner est très bien implantée en Libye, où elle est proche de Khalifa Haftar, et a noué des contacts avec des rebelles tchadiens », explique une source sécuritaire. Lors de l’attaque ayant conduit à la mort d’Idriss Déby Itno, en avril, le Front pour l’alternance et la concorde au Tchad (FACT) était même en partie équipé d’armement d’origine russe. Le sujet d’un rapprochement entre rebelles tchadiens et mercenaires russes a d’ailleurs été abordé au début de juillet à l’Élysée lors des échanges entre Emmanuel Macron et Mahamat Idriss Déby.